La Société des Grands Fonds

Un Feuilleton aqualittéraire de
Daniel Canty

Publié à chaque livraison
du Bathyscaphe
par l’Oie de cravan,
à montréal, depuis 2008.

Le naufrage des îles
de la nuit

Neuvième épisode
d’un feuilleton aqualittéraire
où l’auteur s’invente un personnage
pour voyager à cathay

09 Le naufrage des îles de la nuit
Alain Grandbois
Alain Grandbois
Carte d’Hankeou
Carte d’Hankeou, 1915.
Les villes invisibles
Italo Calvino, Les villes invisibles, Éditions du Seuil, Paris, 1987 (1972). Traduit de l’italien par Jean Thibaudeau.
Illustration Billi.

Pour Charlotte

Je ne sais pas grand-chose d’Alain Grandbois. Juste assez pour m’inventer un personnage. L’écho de son nom flottait à travers les corridors et les salles de classe du département d’études littéraires. Nos professeurs nous assuraient qu’il faisait partie de cette fratrie d’humains véritables dont les lumières avaient surnagé des abymes de la Grande Noirceur pour parvenir jusqu’à nous. Avais-je compris qu’il était lui aussi du cousinage des Hébert et des Garneau, ami comme eux des automatistes, qui avaient d’un commun accord rejeté l’image du ciel pour se pencher sur le chaos de la perception ?

J’ai égaré mes notes, mais je me souviens de la photo d’époque qui a gravé ses traits dans mon souvenir. Il y avait le cheveu lisse et la moustache fine, une tête d’espion ou de prestidigitateur, d’une élégance irréprochable. Son visage, pommettes saillantes et yeux pochés, semblait éclore vers l’objectif comme une fleur de thé. Mais, je dois l’avouer, ses lèvres fines, la parenthèse tressaillante de son demi-sourire, les énormes amandes de ses yeux, sous son front anormalement large, me rappelaient ces extra-terrestres à tête d’ampoule qui hantaient les séries de science-fiction de mon enfance, dont je croyais chaque pensée hantée par une mélancolie étrangère à notre réalité commune.

Que voulez-vous, on naît où l’on naît, et nous ne sommes pas seuls à choisir le temps ou les images de nos vies. Alain Grandbois, né avec le siècle à Saint-Casimir, s’était aventuré hors du monde qui l’avait vu grandir. Il avait consacré un roman, Né à Québec, à l’explorateur Louis Jolliet, et avait suivi ses traces jusqu’au delta du Mississippi, privilège qu’on aurait pu croire réservé à des bourlingueurs américains à la Mark Twain. Grandbois avait également réécrit Les voyages de Marco Polo. J’ai cru comprendre qu’il avait été, comme le marchand Polo, ambassadeur du Canada en Chine. Il était d’ailleurs fort possible que son périple au pays de l’Ombre jaune ait été financé par les services secrets canadiens. L’image de Grandbois en poste en Chine suscitait à son tour celle de Pablo Neruda en complet cravate, travaillant sur son Chant général entre deux cocktails à l’ambassade. Je me disais que la littérature et les temps avaient bien changé, et que je devrais sans doute revoir mes espérances d’emploi à la baisse.

Grandbois avait également écrit, à une époque où ça ne se faisait pas, pas ici en tout cas, des vers lumineux d’aventure. Les îles de la nuit pourrait tout aussi bien être le titre d’un roman de flibusterie. La lecture du recueil me révéla qu’il n’y était pas tant question de tempêtes maritimes et de combats au coutelas que de tourmente intérieure. Je n’avais pourtant pas tort de penser aux pirates. Un ami né à Québec m’a récemment raconté comment le cargo transportant le premier tirage d’une plaquette contenant certains poèmes des Îles de la nuit vers les rivages d’Amérique avait sombré, en des circonstances inexpliquées, au large de Shanghai. Une seule copie, préservée par Grandbois, aurait survécu au naufrage. J’imaginais la caisse de livres, sombrant sans l’espoir d’un lecteur à la lueur des poulpes, et Grandbois, une copie cousue dans la doublure de son complet, à l’endroit du cœur, la clef d’un code inconnu.

Vous pouvez jeter vos errata à la mer. Bien qu’on n’ait pas confirmé si la grc avait été aussi aventureuse que la cia, qui s’est risquée à financer la participation de ses artistes nationaux à la Biennale de Venise, je sais que le naufrage des Îles de la nuit n’a pas eu lieu, qu’Alain Grandbois n’était qu’un cousin symbolique de la famille de la Grande Noirceur, et avant tout un ambassadeur poétique et un espion du langage. La plaquette perdue, si l’on se donnait la peine de consulter les nombreux dossiers d’intérêt public consacrés à l’Affaire Grandbois, n’est qu’un secret de Polichinelle. Le court recueil, publié aux frais d’un certain Vernet, colonial et opiomane français installé à Hankéou, dans la province de Hubei, s’intitulait Poëmes. Certains historiens, qui manquent d’enthousiasme pour l’usage archaïque du tréma, y font référence sous le titre de Poèmes d’Hankéou. Ces Poëmes, donc, ne se sont pas perdus en pleine mer, mais ont plutôt été égarés le long du Yangtze, en route vers Saigon.

La couverture du recueil était ornée de cinq idéogrammes, 意 到 即 成 诗, dont les orientalistes nous assurent qu’ils signifient que « la poésie prend forme avec la conscience ». Justement. Si je vous raconte toute cette histoire, c’est que ma méprise sur l’Affaire Grandbois, conjuguée à celle de mon ami né à Québec, a généré dans ma conscience de puissantes images, destinées à être effacées par le flot des faits, mais qui se sont installées en moi avec la force d’une évidence.

À l’époque où mes professeurs m’entretenaient de la légende de Grandbois, je lisais et relisais Les villes invisibles d’Italo Calvino. Sur la couverture de mon édition de poche, une caravelle filait à pleines voiles vers une cité filiforme et lumineuse, lévitant au-dessus des eaux à la manière d’un ovni. Cette cité suspendue, prête à se dissoudre à tout moment comme un mirage, ne correspond à aucune des villes que Marco Polo décrit au Grand Khan dans les pages du livre de Calvino. Les récits du Devisement du monde ont été racontés par le Vénitien Marco Polo à Rustichello de Pise dans l’intimité d’une cellule de Gênes. La relation du marchand Polo est aussi connue sous les titres du Livre des merveilles ou Il Milione et les merveilles et les millions qu’il décrit tiennent à la beauté des femmes et aux opportunités commerciales rencontrées le long de la Route de la Soie. La conversation à l’origine du Devisement du monde transparaît dans celle de l’empereur et de son émissaire, que Calvino situe dans les jardins hors du temps de Xanadu. Autour des deux hommes se démultiplie un réseau cristallin de villes imaginaires aux noms de femmes, dont les vecteurs rayonnent dans toutes les directions du temps. D’étranges blasons fleurissent dans l’interstice entre les mots et les choses, et le monde reprend forme et substance dans un vide parfumé, où nous ne pouvons nous glisser qu’en pensée.

Si j’hésitais à lire Les voyages de Marco Polo c’est que je redoutais que Grandbois n’erre pas aussi loin que Calvino dans sa réécriture du monde. Et si je démontre aujourd’hui un tel attachement à mes erreurs d’interprétation, c’est peut-être parce que mes origines m’ont prédisposé aux errements de l’esprit. Je ne suis jamais allé en Chine. Et je suis né aussi loin de Cathay que de Saint-Casimir, dans la banlieue industrielle de Lachine, qui doit son nom à l’erreur de navigation de Cavelier de La Salle, seigneur de Saint-Sulpice, parti trouver un passage vers l’Orient, et remonté du Mississippi. Dans l’adolescence, j’allais lire Le devisement du monde assis sur la pierre éclatée des chantiers de l’Autoroute 20, tout près du chemin de fer qui sépare Lachine de son secteur industriel.

Je crois savoir le secret que cache le visage d’Alain Grandbois. La caravelle en couverture des Villes invisibles, filant de toute urgence vers la ville soudainement révélée à l’horizon, porte à son bord l’espion du langage. Il transporte, cousu dans son complet, à l’endroit du cœur, l’unique copie survivante d’un livre illisible, dont les pages savent se glisser entre celles de tous les livres, de ceux qui disparaissent dans le tissu du temps, et qu’on ne peut retrouver qu’en pensée. Quand le navire atteindra l’îlot lumineux, il se dématérialisera en lui, et la Noirceur engloutira de nouveau l’Océan des Histoires. Mais le mirage aura existé, et il continuera de briller dans les grands fonds, et parfois reviendra nous hanter comme un ancien parfum, dans la mélancolie d’un regard retrouvé, le blason flétri d’un visage


Merci à David Dalgleish pour son chinois.

Le Bathyscaphe n°9,
printemps 2013
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L’automne des fusées

Huitième épisode
d’un feuilleton aqualittéraire
où l’on considère le naufrage
de l’ère spatiale

08 L’automne des fusées
Ray Bradbury
Ray Bradbury
Ray Bradbury, The Martian Chronicles, Bantam Books, New York, 1988 (1950). Illustraton de Ian Miller.
Ray Bradbury,
The Martian Chronicles, Bantam Books, New York, 1988 (1950).
Illustraton de Ian Miller.
Allan Shepard, Car Tracks on the Moon, 1972.
Allan Shepard,
Car Tracks on the Moon, 1972.

Space travel has again made children of us all.
Ray Bradbury, The Martian Chronicles, 1950

America no longer is rocket country. Les fusées d’Amérique se meurent de la même rouille que ses trains. Souvent, quand je pense à ce que j’ai espéré, dans l’enfance, de l’infinité des vacances, le titre de la première des Chroniques martiennes de Ray Bradbury me revient à l’esprit : Rocket Summer. Et je revois une fusée en modèle réduit décrivant une parabole dans le ciel au-dessus du terrain de golf de Lachine, puis notre troupe de petits garçons se dispersant dans les sous-bois pour retrouver son lieu d’atterrissage. Son fuselage de plastique rouge, léger et élastique, l’a préservée de la fragmentation, et nous la retrouvons entière, reposant au fond du sous-bois, sereine comme un œuf sur un nid de mousse. Des années plus tard, dans Gravity’s Rainbow, je lirai que les fusées V2 sont coiffées d’une matière érectile, dont la tension à l’impact déclenche la réaction en chaîne qui fait éclater la charge. Je me souviens mal de l’année de nos tirs, mais je ne peux m’empêcher de penser que nos projectiles étaient à peine pubères, et que nous rêvions de nos vies d’hommes en tournant la tête vers le ciel.

La conquête de l’espace est depuis longtemps aux prises avec le déclin de sa virilité. Les médias nous ont annoncé, l’été dernier, la fin de l’ère spatiale américaine. Lorsque Atlantis, dernière des space shuttles qui ont succédé aux fusées des premiers temps, s’est posée sur la piste de Cape Canaveral, les employés de la nasa, vrais hommes et femmes de nos futurs anticipés, pleuraient à chaudes larmes. Je n’aurais pas eu honte de pleurer avec eux, mais je ne suis jamais allé en Floride. Cela dit, j’ai eu l’occasion de m’émouvoir en passant par Huntsville, Alabama, chef-lieu de la choucroute américaine, où Werner Von Braun et ses acolytes expatriés ont raffiné la balistique spatio-nucléaire de la guerre froide.

Une guérite se dresse au milieu de la voie de service qui mène à l’arsenal. Un gardien de sécurité fort courtois demande aux automobilistes de présenter leur passeport avant de leur demander de faire demi-tour. Je ne peux m’empêcher de sourire à l’idée qu’on vient de nous refuser l’entrée au pays des fusées. L’adresse de l’arsenal de Huntsville est le 1, Tranquility Lane, et le Dr. Von Braun savait bien que La Mer de la Tranquillité n’était pas vraiment une mer, qu’une idée qui nous apaise dans nos épreuves, et que, comme toute idée, elle conserve une part d’inaccessibilité. Tout de même, ceux qui se rendent jusqu’ici pour ajouter leur nom au recensement perpétuel de l’ère spatiale peuvent réclamer leur place parmi les notes de bas de page de la grande époque, quand les astronautes passaient ce portail pour rencontrer les ingénieurs de leur envol. On ne peut pas tout faire dans la vie, et cette présence au registre me console de ce que ni mes amis ni moi n’ayons eu le temps de devenir astronautes.

Un immense stationnement désert s’étend aux abords de la voie du retour. Derrière une clôture grillagée, de celles qui entourent les cours d’école, on devine la silhouette monumentale d’une fusée Saturn. À ses pieds repose toute une panoplie de fusées vétustes, affalées sur leur flanc. Elles attendent de rejoindre les épaves du Musée de l’espace, un peu plus loin. Ce centre d’interprétation est en fait un vaste cimetière aérospatial, consacré à cinq décennies de conquête de l’espace. Derrière la clôture, on aperçoit Columbia, la première des navettes, à jamais figée dans son envol. À ses côtés flotte le module Apollo, suspendu à quelques mètres au-dessus de l’asphalte, son parachute perpétuellement ouvert dans la position de réentrée. Si je veux passer de l’autre côté du grillage, et rejoindre ce condensé d’images tirées des lectures et des émissions de mon enfance, il me faudrait payer une vingtaine de dollars. Je suis en chemin vers le Golfe du Mexique, suivant l’arc d’un autre rêve, et je me contente de considérer le passé à travers les mailles. Business is business. Je considère la ferraille du programme spatial sans savoir que dans quatre ans l’État américain déclarerait que l’espace coûte trop cher au commun des mortels, et abandonnerait encore un peu de ses pouvoirs aux forces cosmiques de la privatisation.

Les millionnaires vacanciers qui voudraient éclipser les héros de notre enfance doivent savoir qu’ils continuent de vivre en rebelles, cachés dans les replis de nos consciences adultes, attendant de revenir au monde dans la fulgurance d’une image. Dans les Chroniques martiennes, des fusées, évidentes comme des silos à grain, sont posées dans l’arrière-cour de fermiers du Midwest, résolus à quitter leurs terres pour essaimer vers Mars. Sous le ciel d’été, les étoiles précises s’accordent au chant des grillons et invitent doucement au décollage. L’espace est l’affaire de tous. Un automne avant Hunstville, au milieu d’un voyage où mes lectures ne cessaient de revenir à ma rencontre, j’ai croisé par hasard une version fidèle de cette image de Bradbury.

Je suivais la route patrimoniale 7A, qui serpente à travers les États du Nord-Est américain, quand j’ai pensé apercevoir, à bâbord, le nez d’une fusée. J’ai cru à quelque monument, disons un obélisque dressé au milieu des collines verdoyantes, en mémoire des batailles de la guerre de Sécession qui ont ravagé ces terres. Une vérification empirique s’est avérée nécessaire. J’ai trouvé le chemin jusqu’au sommet de la colline qui surplombe la petite ville de Warren, au New Hampshire, pour découvrir, au cœur d’un charmant parc, un véritable engin spatial.

Il s’agit d’un missile Redstone identique à celui qui a propulsé la capsule d’Alan B. Shepard Jr., le 5 mai 1961, dans le premier vol suborbital de l’humanité. Shepard, qui allait quelques années plus tard marcher sur la lune, est né à Derry, au New Hampshire, à quelques milles de là. (C’est aussi le lieu de naissance du poète Robert Frost, auteur du « Chemin le moins fréquenté », mais c’est une histoire pour une autre fois.) En 1971, l’ingénieur militaire Ted Asselin, au moment de quitter son poste à l’arsenal de Huntsville, a demandé à ses anciens employeurs s’il pouvait acquérir un des missiles désarmés qui, alors déjà, s’empilaient à proximité. Just pay for the transport. Il s’est alors engagé dans un pèlerinage de 1300 milles, avec l’intention avouée de rapprocher les enfants de Nouvelle-Angleterre du programme spatial, pour les inciter à une carrière scientifique ou astronautique. I thought of the children who were far removed from America’s Space Program, except for television, and that seeing the real thing might interest some child in the science or the space program. Merci Ted.

Rocket Summer évoque le miracle de saisons superposées par la puissance évocatrice des fusées : la chaleur des décollages fait fondre l’hiver d’Ohio, et les citoyens murmurent avec admiration le nom de cette saison artificielle. C’est par un jour d’automne que je passe à Warren. Un garçon du New Hampshire, au nom ordinaire d’Américain, a marché sur la Lune. Sa fusée se dresse dans la fraîcheur de l’heure bleue. À son pied, un couple d’adolescents papote et s’embrasse. Je crois retrouver, dans les bois de Nouvelle-Angleterre, la fusée que j’ai jadis cherchée dans les sous-bois de Lachine, au Québec. Elle ne s’est pas écrasée, au bout de l’arc descendant du rêve, on top of the scrapheap of history. Elle a continué de grandir sur une colline du New Hampshire. Je ne suis plus l’enfant que j’étais, je ne suis pas l’homme que je croyais devenir, mais je leur ressemble. L’automne est doux, nous vivons sur terre, et l’ère spatiale n’a pas pris fin

Le Bathyscaphe n°8,
printemps 2012
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Les dauphins de Cascadia

Septième épisode
d’un feuilleton aqualittéraire
où l’on s’aventure en train à Cascadia,
à la rencontre des émissaires aquatiques
de ce pays potentiel

07 Les dauphins de Cascadia
Ted Mooney par Thomas Victor,1981.
Ted Mooney par Thomas Victor, 1981.
Ted Mooney, Easy Travel to Other Planets, Farrar Straus Giroux, New York, 1981. Papier coloré et pressé de David Hockney, Swimmer Underwater (Paper Pool 16), 1978.
Ted Mooney, Easy Travel to Other Planets, Farrar Straus Giroux, New York, 1981. Papier coloré et pressé de David Hockney, Swimmer Underwater (Paper Pool 16), 1978.
Daniel Canty, Vue de Cascadia.
Daniel Canty,
Vue de Cascadia, 2010.

Pour Kate

J’ai la nostalgie, en cet été finissant, de ceux qui les ont précédés. America is no longer a rail country. C’est par ces paroles qu’une employée du rail accueillit mes questions au débarcadère d’Oakland. Longue dame blonde elle porte élégamment l’uniforme marine d’Amtrak, et manie le walkie-talkie avec humour et autorité. Le Coast Starlight, où je viens de passer une journée et une nuit entière, est reparti en tremblant vers Los Angeles. Elle m’indique le chemin jusqu’au ferry – take a right at Jack London’s cabin... – qui rejoint la city on the bay.

Où disparaissent les pays qu’on s’invente ? L’été dernier, j’ai voulu prendre mes vacances à Cascadia, république rêvée du Nord-Ouest américain, en montant à bord du tortillard Cascades, de Vancouver, Colombie-Britannique, à Eugene, Oregon, puis du Coast Starlight jusqu’à San Francisco.

En 1813, Thomas Jefferson, dans une lettre au président de la Pacific Fur Company, louait l’établissement du poste de traite de Fort Astoria comme « le germe d’un grand empire, libre et indépendant, de ce côté de notre continent ». L’argent n’obéit qu’à lui-même et, l’année suivante, John Jacob Astor cédait le territoire à la Compagnie de la Baie d’Hudson de Montréal. Le rêve cyclique de l’indépendance s’était installé dans les consciences du Nord-Ouest. Il ferait retour à chaque tressaillement du corps politique américain. Cascadia est une contrée au nom changeant – Astoria, Oregon, State of Jefferson, Ecotopia – et aux frontières mouvantes, débordant, selon la fortune politique du moment, jusqu’en Alaska, en Alberta ou au Montana, et parfois même jusqu’aux collines de San Francisco.

Aujourd’hui, Cascadia la bien-nommée réclame son autonomie au nom de son unité écologique. Le pays, nous rappellent ses citoyens potentiels, est une donnée du paysage. Le passager du Cascades peut difficilement leur prêter tort en voyant défiler par les fenêtres l’ élément nord-ouest : la découpe étincelante de soleil des rivières et des fjords, courant par les forêts et les vallées verdoyantes des monts Cascades.

Le Coast Starlight, lui, a un nom trompeur. Le long voyage jusqu’à Oakland ne laisse voir ni la côte ni les astres. There is no starlight to the Coast Starlight. Le passager est captif d’un long convoi étagé, au fuselage de métal brossé. Au rez-de-chaussée, à un pas des salles d’eau, Amtrak, qui pense à nos loisirs, a disposé un trio d’arcades électroniques rescapées des années quatre-vingt. À l’étage, les passagers de deuxième classe s’entassent dans un compartiment bas de plafond, où le papotage des familles s’entremêle aux froissements incessants des sacs de plastique.

Excité par la promesse des étoiles et du large, j’ai choisi le window seat. Mon voisin est un basané ingénieur de cinquante-huit ans, qui en fait vingt de moins. Il s’est blessé en randonnée, et sa jambe repose à un angle obtus. J’envisage avec inquiétude les entraves à ma mobilité. Il m’explique qu’il travaille à l’installation des oléoducs, dont le tracé transcontinental est plus évident que celui de n’importe quelle frontière. Ses enfants s’apprêtent à entrer à l’université et il s’est séparé de son épouse. Elle l’attend tout de même à la station. Les citoyens de Cascadia peuvent s’entendre sur la nécessité de ne pas s’entendre : elle demeurera dans la vie qu’ils se sont inventée, lui renouera avec l’élan de sa jeunesse contre-culturelle, et la promesse de la frontier.

Le Coast Starlight s’éloigne de l’Oregon par des cols montagneux. Au fond des ravins, on aperçoit des troncs, du matériel de coupe éparpillé. Je songe aux campements de fortune des pionniers. Le crépuscule s’épaissit. Bientôt, il fera si noir autour du train que les passagers pourront s’endormir sans même tirer les rideaux. Combien lointaine est la côte ? Où sont les étoiles ? Mon voisin pivote à angle droit pour me laisser passer et je me faufile entre les familles endormies pour rejoindre le wagon panoramique.

Je trouve à m’installer dans un fauteuil pivotant, pour lire le roman de Ted Mooney, Easy Travel to Other Planets, publié en 1981. Par le plexi épais des vitres, on ne voit rien que son propre reflet. Une lune floue flotte sur la découpe fuligineuse des montagnes. Ce soir, cette planète qui n’en est pas une chevrote comme la lumière d’un projecteur. Sur Terre, je suis captif d’un film où rien n’arrive.

Le regard tourné vers les étoiles, nous en oublions parfois que nous sommes entourés d’intelligences étrangères, avec lesquelles nous n’arrivons pas plus à communiquer qu’avec nos semblables. Easy Travel to Other Planets s’ouvre sur l’accouplement, dans une maison inondée, d’une jeune femme et d’un dauphin. La conscience poétique de l’animal s’entremêle au flot de la narration. Le monde du roman existe en équilibre sur les brisants du temps, entre la réalité du début des années quatre-vingt et un futur qui n’est pas tout à fait notre présent. Le cancer et le sida s’installent. Une menace de guerre nucléaire pèse sur l’Antarctique. Le président des États-Unis aperçoit un ovni. Les frontières de la conscience sont embrouillées par les déluges de l’information, et les populations civiles pratiquent des manœuvres de récupération pour répondre aux vagues épileptiques d’information sickness. Le sexe ouvre sur des réalités parallèles, sans issues véritables. Personne ne sait plus comment être ensemble, ni comment être libre. L’humanité doit découvrir de nouvelles espèces de sentiments.

Je retourne à mon siège pour tenter de dormir. Je suis obligé de réveiller mon compagnon, qui dort la tête posée sur le plateau rétractable comme sur un oreiller. En bas, une troupe d’adolescents repousse, à grand renfort de blips blips, vague après vague de Space Invaders. Je m’endors, m’éveille avec les arrêts du train. Une enfilade de belvédères révèle, sur fond montagneux, la découpe d’une banlieue industrielle. L’arc argenté du convoi se perd dans l’obscurité. Des fumeurs et des enfants en pyjama s’attroupent le long du quai. Le train lourdement repart. Je m’éveille de nouveau à l’aube. Nous sommes à l’arrêt complet, près d’un square. Le vent agite le feuillage de trois arbres tropicaux. Derrière, trois tours à bureaux. Des voitures rares.

Cascadia, où es-tu ? Sur le débarcadère d’Oakland, je sens déjà souffler un vent salin. La libération est proche. Kate veut m’emmener à la mer. Nous allons en voiture vers Ocean Beach. Sur la banquette avant, Fiona navigue dans l’image numérique de la ville, indiquant la voie à suivre à Chris. Bientôt, nous marcherons pieds nus dans le sable et les vents. Les surfeurs, près du rocher à requins, ont de la difficulté à se redresser sur les brisants. Puis, au milieu du trio, au creux d’une vague, un être luisant et aérodynamique apparaît. La peur d’un prédateur passe en nous. Mais c’est un dauphin. Puis trois autres. Ils se glissent avec l’aisance de l’eau entre les surfeurs qui tout autour tombent.

En fin de soirée, un rougeoiement s’installe à l’horizon. Du haut des quatorze collines, le blanc moutonnement des vagues sur le Pacifique assombri est encore visible. Des nageurs miraculeux s’éloignent vers l’horizon. Cascadia, planète proche, retourne avec eux à la mer, en attendant d’exister enfin

Le Bathyscaphe n°7,
automne 2011
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Diminution d’un point

Sixième épisode
d’un feuilleton aqualittéraire
où l’auteur, d’un océan à l’autre,
reconnaît, sans le connaître,
un autre auteur

06 Diminution d’un point
Alistair MacLeod
Alistair MacLeod
Alistair MacLeod, Island, McLelland & Stewart, Toronto, 2000 (1976 et 1986).
Alistair MacLeod,
Island, McLelland &
Stewart, Toronto, 2000 (1976 et 1986).
Carte du Cap Breton,1906.
Carte du Cap Breton,1906.

Nous sommes à Vancouver, en 1998, et j’ai été engagé comme un des hôtes de la conférence « Writers Teaching Writing ». Pendant quelques jours, le campus du centre-ville de l’Université Simon Fraser accueille dans sa tour de verre des centaines d’écrivants enseignants from all across Canada. Depuis un an, j’y donne un atelier sur l’écriture pour les nouveaux médias, où je propose aux participants d’adapter des livres pour enfants. Le Web a commencé de tisser sa toile autour de nous. Dans la littérature de l’interface, le langage saura trouver des moyens de se glisser entre l’image et le geste. Les albums illustrés ont souvenir du corps de la lettre, de la matérialité du livre, de leurs parentés à l’image. Rien de mieux qu’un album pour enfants pour réapprendre à lire et à écrire.

Les écrivants circulent dans les corridors de mon alma mater, de workshop en workshop, échangeant sur leurs expériences, butinant les sujets futurs. Cet après-midi, je présente une version de deux heures de mon atelier. La proposition a attiré une poignée de participants, plutôt jeunes, curieux de ce que le futur leur réserve. J’argumente que l’avenir ne s’invente pas seul, que nous entrons, avec l’ordinateur, dans un théâtre logique. L’écrivain, qui a mémoire des formes, gagne à en reconnaître la règle, pour mieux la détourner. La fiction, dont la racine latine, fingere, a mémoire de nos dix doigts, est fabricante de formes. Le travail de l’écrivain consiste à respecter ses matières, et à en assumer l’ouvrage.

Celui qui semble le plus sensible à mes propos est l’homme d’un certain âge, assis dans la deuxième rangée, robuste gaillard, de tweed vêtu, installé de biais à son pupitre trop petit. Sous sa casquette tartane, entre ses mutton chops foisonnants, il a le regard pétillant et la parole amusée. Il est bien loin du « public cible », mais ses questions sont d’une pertinence désarmante. À la fin de la rencontre, nous poursuivons, le long du corridor, le dialogue entamé. Ce sera mon ami de conférence. Il me raconte qu’il a des filles, quatre je crois, et lorsque je le lui demande, il me dit qu’il a écrit deux livres, des recueils de nouvelles. Quatre filles, ça occupe son homme, mais qu’un prosateur de son âge, dans un pays où il n’y a que le roman qui compte, n’ait publié que des nouvelles, me semble être un gage d’intégrité.

Il porte le même nom que MacLeod’s, la porte à côté de l’Université, une librairie aux allures de navire, le bois de ses bibliothèques ployant et craquant sous le poids des livres. J’y trouve une copie de The Lost Salt Gift of Blood (1976) dans l’édition de poche de la New Canadian Library, publiée par d’autres Écossais, McClelland & Stewart. Une peinture à l’huile des eaux du Cap Breton surmonte la rayure de style chandail de hockey qui identifie la New Canadian Library. Je lui dis que je l’ai acheté pendant la pause, que je trouve très beau son titre aux accents baroques, et que je n’aurai malheureusement pas le temps de tout lire avant la fin de la conférence.

Nous nous retrouvons un peu plus tard, seuls mâles en l’assemblée, dans un panel sur « Women’s Writing » dont je suis le modérateur. Il intervient en riant, « As an old, white male, I sometimes feel like a dot shrinking on a map. » Dans la première nouvelle de The Lost Salt Gift of Blood, un fils témoigne de l’exécution du vénérable cheval de trait familial par son père, un jour de tempête. Une semaine plus tard, je trouve As Birds Bring Forth the Sun (1986). Mon nouvel ami doit compter au nombre des lectures canadiennes imposées, pour se retrouver dans tant de librairies de livres usagés. Pour ma part, mon éducation canadienne se poursuit, et je m’imagine mal revendre ces livres, qui me semblent presque parfaits.

J’ai l’impression d’avoir affaire à une sorte de Tchekhov néo-écossais. Les récits du recueil, traversés par les tempêtes et le roulement des vagues, dessinent les contours mythiques d’une péninsule historiée, suspendue entre la survie et la mort, captive des évidences incontournables de la nature. La prose de MacLeod, émaillée de phrases quasi-bibliques, trempées dans le sel et le sang du Cap Breton, respecte la parole muette du paysage et des bêtes, mastiffs ancestraux et chevaux de traits, dont les destins sont mêlés aux drames mortels des mineurs et des pêcheurs de la péninsule. Je suis marqué par les narrateurs, jeunes hommes en partance pour Montréal ou Toronto, désireux d’étudier la littérature anglaise, se rapprochant sans savoir de la parole perdue gaélique qui se cache sous elle, et en eux. D’autres fils deviennent dentistes à Calgary, des filles disparaissent dans un rutilant rêve électro-ménager, mais eux aussi savent que la mollesse moderne les sauve des violences ancestrales. Malgré mon père machiniste, mon enfance banlieusarde, et mes racines irlando-françaises, je reconnais un peu ma vie dans les leurs.

Writers teaching writing, indeed. MacLeod publie No Great Mischief, son unique roman, juste avant mon arrivée à New York. Il contient une scène de noyade d’anthologie, et je conserve le vague souvenir d’un chien enragé, bavant dans la tempête, au pied d’un phare. Son titre est emprunté aux paroles de Wolfe, prêt à sacrifier les bataillons écossais en première ligne : « It’s no great mischief if they fall. » « Je leur répondrai par la bouche de mes canons », dit le Français, avant ou après. Ce dialogue de sourds sonne l’heure de la Conquête. Dans les camps de bûcherons, les mines, et les grands chantiers, francophones et anglophones continueront de s’affronter, sous le regard de ceux qui ont fait la paix avec le pouvoir unificateur de l’argent. Je me souviens du mot provocateur d’André Forcier, à l’époque de ses États-Unis d’Albert, le Québec est essentiellement une nation de collaborateurs, alors que l’Acadie et la nation Métis, abandonnés à leurs destins canadiens, sont les véritables indépendantistes.

Pour son 73e anniversaire, j’offre à mon père, qui a grandi en présence des bêtes et fait sa vie en usine, une traduction de MacLeod parue aux éditions de l’Instant même, dont le titre français, Cet héritage au goût de sel, a perdu ses aspérités anglaises. Un fils ne trahit pas son père en croyant à la littérature, il veut lui redonner vie à travers la sienne. « C’est l’fonne, c’est des petites histoires, pas trop longues à lire. » Avide lecteur de journaux, mon père m’avoue, après avoir lu le livre, n’avoir jamais de sa vie terminé un roman.

Alors que je vis à Manhattan, Island, qui rassemble toutes les nouvelles de MacLeod, apparaît dans les vitrines des librairies. Je me vois relire ses nouvelles dans un vol de retour de Calgary, et avoir beaucoup de difficulté à réprimer mes larmes. Peut-être est-ce après ce passage à Banff, où il est l’invité d’honneur du festival Wordfest, avec Mordecai Richler, qui mourrait cette année-là. Je l’écoute lire, avec ce même sourire que je lui ai connu, et je n’ose plus lui parler. MacLeod donne parole à ce qu’on entend en creux au fond de nous-mêmes, la présence vécue de la mort, et la nécessité de se raconter, jusqu’où les mots manquent.

Je suis peut-être surmené, mais des sanglots me sont encore remontés en gorge avant d’écrire cet essai, en relisant ma nouvelle favorite, « The Closing Down of Summer ». Une troupe de mineurs d’élite passe ses derniers jours de l’été en surface, sur une plage cachée du Cap, à boire de la robine et à se baigner. Bientôt ils retourneront sous terre, en Afrique du Sud, pour une corporation de Toronto. Le narrateur, le leader du clan, raconte ce qu’ont archivé les cicatrices et les maux de son corps.

Quelques années plus tard, je me résous enfin à visiter la Nouvelle-Écosse, montant dans le train Océan pour un voyage de 21 heures vers Halifax. Le train est un dinosaure de tôle verte. Le repas, une fricassée ou du gumbo, y est servi dans un wagon salle à manger par des Acadiens équilibristes. Je n’ai pas pris de chambrette à rideaux dans la caravane, et je dors avec la plèbe sur les sièges de cuirette rouge. Le train de nuit longe le fleuve. J’ouvre les yeux sur une croix enguirlandée de lumières de Noël, au fond d’un vallon gaspésien. Nous prenons par les broussailles du Nouveau-Brunswick. À l’aube, nous fendons les brumes maritimes du port d’Halifax.

Je prends mon premier repas sur une terrasse de Barrington Street, où deux bons vivants bien entamés décident d’entamer la conversation. « You’re not from here? » Ils enfilent quelques bières avant de rejoindre leur voilier. « I’m from Montréal. » « Great town. » La discussion vire, selon la tendance habituelle, et de manière tout ce qu’il y a de plus civilisé, à la question de l’indépendance. Je leur dis que je trouve que les Néo-Écossais et les Québécois partagent un certain esprit pour la fête, et la scène, et les lettres, et ces bières. « Not so sure about that. » Il y a des limites, young man. Euh, vous ne croyez pas que les Maritimes perdraient beaucoup en se désamarrant de nous ? La question, qui est encore sans réponse, s’applique autant à un Québécois qu’à un Canadien. Lorsqu’ils partent en titubant vers la baie, la serveuse me demande s’ils m’ont importuné. J’aurais pu répondre, « No great mischief », mais cela aurait été par trop littéraire

Le Bathyscaphe n°6,
automne 2010
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Dégât d’eau

Cinquième épisode
d’un feuilleton aqualittéraire
manière d’interlude qui nous ramène,
par les méandres du destin,
à la matérialité des livres

05 Dégât d’eau
Julien Gracq, Les eaux étroites, José Corti, Paris, 1988 (1976).
Julien Gracq, Les eaux étroites, José Corti, Paris, 1988 (1976).
Julien Gracq
Julien Gracq
St-Florent, Vue lointaine.
St-Florent, Vue lointaine.

… l’excursion sans aventure et sans imprévu qui nous ramène en quelques heures à notre point d’attache, à la clôture de la maison familière… Julien Gracq, Les eaux étroites

J’ai déjà exposé dans ces pages mes préoccupations sur l’incompatibilité de l’eau et des livres. Le 31 juillet dernier, un sinistre domestique m’a rappelé à elles. Je rentre chez moi après une longue marche. C’est un bel après-midi d’été, et j’aime ventiler mes pensées dans l’air et la lumière de la ville. Je me raconte de vagues histoires, je dérive au fil d’une idée, je contemple ce qui se passe. C’est mon métier.

De nombreux matins, avant de partir dans la ville, je vérifie par trois fois si ma porte est bien verrouillée. Pourtant, il n’y a rien à voler chez moi que des papiers et des livres, peut-être quelques tableaux, de vieux appareils photos et autres mémentos. On s’invente des drames qui n’arrivent pas, alors que le quotidien en improvise d’autres. En rentrant ce soir-là, je découvre, au milieu du corridor qui relie le salon et la cuisine, mon seau de plastique rouge, posé sur une serviette mouillée. Une bibliothèque basse longe le corridor, coiffée d’empilements verticaux qui découpent comme le profil d’une ville de papier. Plusieurs centaines de livres s’y entassent. Ma vadrouille, plantée dans le seau, dessine une diagonale inquiétante, sorte de cordon de sécurité improvisé. La porte qui mène au balcon arrière est entrouverte, et j’entends la propriétaire qui s’entretient avec la femme à tout faire qu’elle emploie. Le plafond a les allures d’une cloque boursouflée. Des gouttes d’eau s’en écoulent avec l’insistance d’une torture chinoise. Je m’inquiète, mais tout de même je m’émerveille. Le désastre est enfin arrivé en mon absence, et les serrures n’y ont rien pu.

Les livres semblent intacts. La propriétaire m’explique que la nouvelle voisine du troisième, que je n’ai jamais vue, est européenne, et qu’elle est dotée d’une chevelure particulièrement luxuriante. Le débit d’eau est une des merveilles du nouveau monde. Elle aurait bloqué la tuyauterie à force de se laver les cheveux. Cela dit, la propriétaire et la femme à tout faire, dans leurs tentatives de déblocage, m’avouent qu’elles ont utilisé une puissante chimie corrosive. Je comprends mal. L’appartement de la jeune femme ne surplombe pas directement le mien. Comment ses eaux peuvent éclater sur ma tête ? La tuyauterie suit des parcours mystérieux. On ne sait pas vraiment où l’on vit.

Les plombiers viendront élucider l’affaire lundi. C’est un corridor étroit, et il me faut vider la bibliothèque, leur laisser assez d’espace pour travailler. Je m’exécute pendant que la propriétaire est encore là et découvre que toute la rangée inférieure a été endommagée par l’eau. De grandes taches brunes maculent les tranches. La poussière amalgamée à l’eau compose une sorte de colle inefficace, poreuse et désagréable au toucher. Dans certains cas, les couvertures sont collées au corps du livre. J’avoue que j’ai commis péché de pulvérulence. Et, encore une fois, je comprends mal comment l’eau, en suintant du plafond, a pu ainsi subrepticement s’immiscer sous la tablette inférieure.

Le jour d’après, de retour de mon match de soccer, la situation s’aggrave. L’enveloppe du plafond, dans une ultime palpitation de cœur meurtri, s’est affaissée dans le corridor. De grandes plaques de plâtre peint et des pompons de mousse isolante jonchent le plancher de bois franc. On dirait un paysage en miniature. La lampe encastrée pendille comme un œil au bout de son nerf. Lundi arrive. Un des deux plombiers, à qui je raconte l’histoire de la boule de cheveux, lève le doigt, d’un air amusé, vers le trou rouillé de la grosseur d’un cinq sous dans le tuyau usé. Aucun poil en vue. Il y avait des rats au fond des caravelles des colons. J’imagine la boule de cheveux de la voisine en rongeur égaré et malfaisant, retrouvant son chemin vers l’Atlantique, puis l’Europe, par le labyrinthe des égouts.

J’ai connu la puissance féodale des assurances en perpétrant le premier dégât d’eau de ma vie adulte. J’achète à un ami qui repart vers Vancouver une nouvelle laveuse usagée, que j’installe à la va-vite un samedi matin. Je lance une brassée inaugurale et, homme d’habitude, je pars jouer au soccer. Le tuyau d’échappement se détache en mon absence. J’habite au deuxième. À mon retour, l’eau a ruisselé par les murs jusqu’au rez-de-chaussée, derrière les armoires de la propriétaire. Elle me convie à une visite guidée des boursouflures du plâtre. Ce devait être joli, cascadant comme ça, petite chanson d’eau glissant dans les murs. En plus, ça n’arrive probablement qu’une fois. Il est des pensées qu’on fait mieux de taire. Je n’ai pas d’assurances, et la poésie du désastre a vite fait de se dissiper. Au bureau des courtiers, je feuillette nerveusement la brochure de la corporation. Ces gens possèdent un château en France, et j’ai à peine de quoi payer mes impôts. L’agent est en tout cas compréhensif – peut-être un amateur de littérature ? – et ce que je comprends, à l’issue de notre entretien, c’est que je paie, en une fois, la balance de quelques années sans assurances.

La vie a de ces retournements. Je fais parvenir une liste de mes pertes à l’expert en sinistre. Je n’avais jamais considéré ma bibliothèque sous la forme d’un chiffrier auparavant. Une telle comptabilité est fort instructive. La valeur de mes livres, selon le cours du marché, s’élève à des milliers de dollars. Vraiment, on verra ce que ces assureurs ont à faire de la littérature.

La tablette inférieure alignait des ouvrages de grand format, pour la plupart francophones. Je me disais justement que je ne parlais pas assez de livres français dans ces pages. Les naufragés sont au nombre de 137. Tenons-nous en aux livres d’eau. Il y avait là une première édition de La vie mode d’emploi – Percival Bartlebooth peint des marines – et le Rivage des Syrtes, dans une édition de 1952, ornée de lettrines bleu aquatique. Voici le Mont Analogue, aimantant les eaux au centre du monde. Voilà aussi Les lèvres de l’eau et La fille de Christophe Colomb, née d’un œuf et de son père découvreur. Voilà Maqroll, le gabier d’Alvaro Mutis, et les pirates de Marcel Schwob, la navigation à longueur de vie de Novecento et l’hôtel méditerranéen d’Océan Mer. Le matin des origines, le village d’enfance de Pierre Bergounioux a été inondé. La Nouvelle grammaire finnoise est celle d’un marin amnésique, naufragé dans une langue étrangère.La barque le soir de Tarjei Vesaas est un stream-of-consciousness fermier. Rivières et lacs du Québec : Sept lacs plus au Nord, L’ogre de grand remous, Le monde sur le flanc de la truite. Tout de même, il y a quelques anglais, par ici. L’usine d’épuration de Toronto est un palais byzantin dans In the Skin of a Lion, et je referme cette liste sur les eaux noires de Black Water, énorme anthologie de littérature fantastique d’Alberto Manguel.

Au début de l’été, je lisais The Natural History of the Destruction of Books, un essai de Fernando Baez, qui, avant de devenir le bibliothécaire en costard, cheveux gominés, de la collection nationale du Venezuela, nous jaugeant du regard sur le pli de la jaquette de son livre, était un petit garçon qui a découvert l’espoir du monde par les trésors d’une bibliothèque publique, un jour emporté par les eaux de la rivière Canori :

Mon bonheur a été brutalement interrompu parce que la rivière Canori, un des tributaires de l’Oniroco, a soudainement débordé de ses berges et inondé la ville, emportant avec elle les papiers qui constituaient l’objet de ma fascination. Elle a pris tous les livres. Et j’ai perdu mon sanctuaire et une partie de mon enfance dans cette petite bibliothèque, recouverte par les eaux noires. Parfois, dans les nuits qui ont suivi, j’ai rêvé que L’Île au trésor sombrait, alors que dérivait une des pièces de Shakespeare.

L’expert en sinistres a raison : l’échelle des désastres varie en fonction du lieu où l’on vit. J’étais encore enfant quand j’ai commis mon premier délit aqueux, en oubliant le bain que je faisais couler à ma mère. C’est alors que j’ai connu la roucoulante mélodie de l’eau par les murs, la peau de cœur plissé des maisons mouillées. Ce rêve qui me visite encore, où l’armoire à jouets du sous-sol de ma maison d’enfance donne sur un réseau de cavernes aquatiques, a-t-il commencé ce jour-là ? J’ouvre les portes de l’armoire et les eaux se déversent dans le sous-sol, le transforment en piscine et je peux nager jusqu’à leur source, rejoindre mes amis qui s’amusent dans l’eau de la caverne souterraine, parmi les jouets flottants.

Cet été, dans la zone inondée de la tablette inférieure, deux livres du même auteur ont miraculeusement été épargnés par les eaux : Liberté grande, premières proses d’un jeune Gracq, et Les eaux étroites, le vieux Gracq remonte le cours d’une rivière d’enfance. Je le relis. Il ne faut pas s’inquiéter des pertes. La bibliothèque inondée ne sera jamais vidée de son contenu. Les livres, emportés avec nous dans le cours du temps, savent tôt ou tard retrouver leur chemin vers nous

Le Bathyscaphe n°5,
printemps 2010
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Lumières d’un livre

Quatrième épisode
d’un feuilleton aqualittéraire
où l’on rejoint, au détour du millénaire,
la ville de New York, à l’heure bleue
qui en rappelle le miracle

04 Lumières d’un livre
Mark Helprin, Winter’s Tale, Harcourt Brace and Company, New York, 1983. Photographie de Renato Rotolo. Couverture de Vaughn Andrews.
Mark Helprin, Winter’s Tale, Harcourt Brace and Company, New York, 1983. Photographie de Renato Rotolo. Couverture de Vaughn Andrews.
Grand Central Station,1929. © New York Transit Museum.
Grand Central Station,1929. © New York Transit Museum.
Mark Helprin par Lisa Kennedy.
Mark Helprin par Lisa Kennedy.

I have been to another world, and come back. Listen to me.
Mark Helprin, Winter’s Tale

À une certaine heure, vues d’une certaine distance, les grandes villes deviennent pure lumière, et atteignent alors à la beauté du ciel. Des villes de la Terre, la découpe nocturne de New York nous est sans doute la plus familière, aussi reconnaissable dans l’imagier du monde que le chaudron renversé de la Petite Ourse. Nos destins, paraît-il, sont écrits au-dessus de nos têtes, dans les dessins du ciel. Hélas, on ne vit pas toujours comme on veut. Je suis arrivé à New York au millénaire, en plein froid de février. Après un mois passé de planchers en lits d’emprunt, j’ai trouvé une chambre sur la 48e Rue, dans la cuisine dite de l’Enfer.

À chaque aube, voulant réconcilier la ville avec le rêve qui m’y avait mené, je faisais un détour par Grand Central Terminal, où je prenais le métro vers l’université. Je me donnais le temps, avant de rejoindre le souterrain encombré de machines de cinéma où je passais la journée, de traverser la lumière du grand hall, colorée par sa voûte bleu faïence, où des ampoules mortes, reliées par des traits d’or, reprennent le tracé des constellations. La lumière qui remplit le hall central semble une eau irréelle, mordorée, qui se fond dans la substance des airs.

New York est une ville où les contraires se polarisent et s’éclairent. À un coin de rue de Grand Central, la bibliothèque de la 42e Rue conservait autrement la promesse du ciel. Les jours de congé, j’allais lire sous les nuages du ciel peint, emprunté à un brillant après-midi d’été, qui surplombent la salle de lecture, des livres que je savais parler de la ville : le Gotham Handbook de Sophie Calle et Paul Auster, Dime-Store Alchemy de Charles Simic, sur l’art de la brocante de Joseph Cornell, ou les poèmes transparents de Charles Reznikoff.

Comment ne pas s’émerveiller qu’une ville archive, dans le silence enténébré d’une bibliothèque, une version du jour, et dans l’agitation quotidienne d’une gare, une version de la nuit ? Au cœur de Manhattan est visible, pour quiconque sait y voir, l’angle perpendiculaire du jour et de la nuit. Une telle conjonction, nullement innocente, ressemble à celles qu’on entrevoit à la lumière des livres. Je ne sais plus quand j’ai lu pour la première fois le conte d’hiver de Mark Helprin, Winter’s Tale. Ce livre baleine, gros comme Moby Dick, et d’une semblable ambition américaine, décrit une version imaginaire de New York, et offre une vue en coupe du rêve qui lui a donné lieu. De tels pavés génèrent chez beaucoup de lecteurs une inertie inverse et proportionnelle à leur densité. Il faut retenir son souffle et décider de s’y plonger, en sachant qu’on ressortira dans un monde transformé par la fiction. J’avais souvent entendu parler de Winter’s Tale. Le livre faisait partie de ces romans inclassables, qui n’appartiennent en propre ni à la littérature de genre, ni à cette autre littérature, qu’on dit être la littérature. Ils décrivent des aventures que seuls les plus têtus des enfants peuvent encore s’acharner à croire, et nous ramènent à ce que nous avons pensé être sans fin, mais qui ne fait que sombrer en nous alors que nous grandissons.

Je crois que c’est la couverture du livre qui m’a enfin résolu à le lire. Il avait d’abord paru orné d’un cheval blanc, traversant le ciel d’une ville phosphorescente. La nouvelle édition était moins fantaisiste. En couverture figurait une photographie, masquée par un filtre bleu, du hall de Grand Central, en date de 1934. Des hommes en pardessus semblent dématérialisés dans les faisceaux de lumière qui plombent par les verrières de la gare. J’ai longtemps cru qu’il s’agissait d’un cliché de Joseph Stieglitz, mais la quatrième de couverture m’assure que la photo est anonyme, ce qui en amplifie la beauté métaphysique. J’ai plus tard trouvé une affiche la reproduisant, et je l’ai suspendue à la tête de mon lit dans tous les appartements où j’ai vécu. Dans ma chambre d’emprunt de New York, j’ai vécu sans elle, peut-être parce que je savais que cette lumière existait, tout près dans la ville.

Winter’s Tale semble écrit par un enfant qui aurait acquis les pouvoirs d’un écrivain adulte. Il est aujourd’hui difficile de le relire sans songer à l’inquiétante parenté entre les fantasmes des petits garçons et une certaine morale guerrière. Cela dit, boys will be boys, et les hauts faits du roman rappellent nos élans enfantins. Ma première lecture remonte à la fin de l’adolescence, et je ne l’ai pas relu avant d’entreprendre ce texte. Parfois, on ne revisite pas les livres qu’on a tant aimés, de peur de voir leur pouvoir dissipé. J’ai maintes fois offert Winter’s Tale, avec la promesse qu’il enchanterait cette ville des contraires, conjuguant le meilleur et le pire, qu’est New York. J’espérais que ceux que j’aime en vérifient la promesse. J’en rappelle le récit dans les mêmes mots avec lesquels j’offrais le livre.

Dans un 19e siècle qui est le fantasme de celui qui nous a précédé, une cabale d’ingénieurs entreprend de tresser un pont de lumière entre les brumes de San Francisco et la baie de New York. Peter Lake, un machiniste déchu, devient voleur. Une bande de brigands archétypaux, les short tails, dans leurs redingotes aux queues coupées, le poursuivent partout dans Manhattan. Leur chef veut emprisonner la lumière dans une chambre forte au sommet d’une tour. Lake se lie d’amitié avec un cheval blanc, qui saute si haut qu’il semble savoir voler. Après ses nuits de cambriolage, Lake rentre dormir dans son repaire au revers de la voûte de Grand Central. Une nuit d’hiver, alors qu’il tente de cambrioler un manoir construit dans Central Park, Lake surprend Beverly Penn, jeune fille qu’une fièvre constante oblige à camper sur la toiture du manoir familial et dont les chaleurs lui font entendre la rumeur des constellations.

Le New York du roman est cerclé d’un mur de nuages, en mouvement continu, où nul ne pénètre, et qui semble séparer la ville de ses versions possibles. À la fin de la première partie du roman, Peter Lake et son cheval rêvé tombent dans la blancheur parfaite que cercle cette barrière des nuages. Mon souvenir du récit, en étrange concordance avec l’univers du roman, s’efface à partir de là.

Si la fiction n’est pas de ce monde, assurément elle le rejoint. Une nuit à New York, j’ai égaré mes clefs à une fête de Brooklyn. Devant ma maison, je croise un groupe d’adolescents distribuant des invitations pour une fête. Un garçon retient la jeune fille qui me tend le carton : « Don’t give it to him, he’s homeless. » Est-ce alors que je remarque que je n’ai plus mes clefs ? Le plus jeune des treize Colombiens qui louent l’appartement d’à côté, âgé d’au plus dix ans, mène ses aînés en file indienne, amortis par l’alcool, vers leur repos. Je cogne chez moi. Mon colocataire a le sommeil solide ou la sagesse de ne pas répondre. « Do you live here? », me demande le petit, qui semble me faire confiance. Il m’explique qu’on peut enjamber la clôture et se glisser par la fenêtre de la cuisine. Je ne deviendrai pas cambrioleur.

Je retrace mon chemin jusqu’à l’arrêt de métro de Central Park où je suis descendu. « Hey man, come over here! » À tous ceux qui m’appellent, je ne réponds rien. Me voilà traversant le tunnel sous Times Square. Il n’y aura pas de combat pour moi. Je refais surface près du Waldorf-Astoria, où je compte rejoindre une amie de passage. Son riche compagnon me refuse l’accès au tapis. Le gardien de nuit me permet de me reposer dans le fauteuil du lobby. Si je m’endors, il perdra son emploi.

Je me découvre des pouvoirs que j’ignorais. Je pars rejoindre ces fauteuils capitonnés, propres à un fumoir victorien, disposés en cercle au sous-sol de Grand Central. À quinze pieds, je sens déjà le nuage de sueur qui se dégage des vagabonds trônant là. L’un d’eux me suit jusqu’aux toilettes et, des trente urinoirs, choisit celui tout juste à côté du mien. Je remonte. Les agents de sécurité font la ronde, empêchant les errants de s’endormir. Je dis attendre, sous le ciel de faïence, la venue d’un train inexistant. Les fantômes qui passent ici veillent à la tête de mon lit. Peter Lake dort au revers de la voûte étoilée. Il est des femmes qui donnent corps au chant des étoiles.

Enfin la lumière des pieds de vent traverse les verrières et l’heure bleue de Grand Central se recompose devant mes yeux, remplissant l’espace comme l’eau d’un aquarium. Je rentre à la maison par un matin ouateux de Manhattan. La parenthèse par laquelle je me suis glissé hors du monde doucement se referme. Écoutez-moi. Écoutez-moi. On peut passer dans la lumière d’un livre. Sa lumière n’est pas de ce monde, mais elle s’y fond

Le Bathyscaphe n°4,
printemps 2009
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Lectures au bain

Troisième épisode
d’un feuilleton aqualittéraire
où, un livre en proue, l’on dérive en baignoire
de l’île de Montréal à Manhattan Island

03 Lectures au bain
Jerome D. Salinger
Jerome D. Salinger
J. D. Salinger, Franny and Zooey, Little, Brown Books, Boston, 1991 (1955).
J. D. Salinger, Franny
and Zooey
, Little, Brown Books, Boston, 1991 (1955).
The Secret War of Harry Frigg,1968.
The Secret War of Harry Frigg,1968.

Tub water is not the wine dark sea,
but, a book at prow, we still travel.
No One

Pour Leah

La substance de l’eau, paraît-il, s’oppose à celle du papier. Pourtant, je ne connais guère d’endroit plus propice aux dérives de la lecture que le creux d’une baignoire. Soit, les eaux d’un bain ne sont pas celles de la mer d’Ulysse, pourtant, tête en poupe, texte en proue, une baignoire devient aisément navire. Dans l’océan stationnaire, l’inconnu à vue de nez défile. Quiconque n’est pas Ulysse, mais quand même. L’aventureux lecteur, qui a confortablement choisi les mondes et le mode de son errance, a beau être conscient des périls et sortilèges propres à une telle traversée, ces dangers, il doit bien l’avouer, sont avant tout d’ordre cosmétique. Par exemple, si le papier de ses lectures est pétri, comme tant d’éditions contemporaines, d’une pulpe pauvre, l’aquanaute, plissé comme un vieillard par la vapeur des eaux, ramène au rivage un livre aux pages frisées en permanence. Secouant le sortilège ensommeillant des eaux chaudes, il songe vaguement à la chevelure bouclée des sirènes, range le livre aux rayons de sa bibliothèque et reprend sa vie d’avant.

Je ne parle pas ici en métaphores, je parle en connaissance de cause. Il y a quelques années, j’ai laissé sombrer, sous l’effet d’un endormissement soudain, ma copie de l’édition de poche de Nine Stories de Jerome D. Salinger au fond de la baignoire sur pattes de mon trois pièces de Vancouver. Je ne croyais pas avoir la chance de retrouver un spécimen de ce quadrupède commun de la côte est si près du Pacifique. Nine Stories, un petit livre blanc à la mie pulpeuse, dont la typographie ronde et granuleuse suggère l’usage d’un dactylographe par un auteur écrivant en peignoir, est certainement un accessoire de décoration tout ce qu’il y a de plus est-côtier, qui permet de croire à la présence d’une baignoire sur pattes chez son auteur.

Putting matters of style aside , il est facile d’imaginer cette édition de masse se défaire dans l’eau comme une tranche de pain blanc, ou un de ces composés granuleux qui s’effiloche pour satisfaire l’appétit des poissons d’aquarium. Assoupi par la chaleur d’une atmosphère douillette et familière – celle d’un bain et d’un bon livre – un plouf m’éveille, brisant le sortilège, et je repêche l’exemplaire de Nine Stories avant qu’il ne rejoigne pour de bon les « poissons-bananes ». Je m’explique : je crois que c’est Seymour, l’aîné de la famille Glass qui invente ces poissons-là, un jour de plage, pour sa petite sœur, un peu avant de s’enlever la vie. La plage et les poissons, le sommeil et le suicide, qui s’agencent si bien avec le climat d’un bain, m’ont égaré l’esprit. On prête toutes sortes d’intentions aux objets, et il ne faut pas abuser de certains rapprochements, toujours est-il que la copie a émergé des profondeurs, bouffie par les eaux, avec les allures d’une vague de papier figée.

C’est la première fois que je commettais une telle erreur de navigation. J’ai pourtant des années d’expérience en la matière. Mon éducation littéraire doit énormément à la baignoire de ma maison d’enfance. J’y passais plusieurs heures chaque jour, laissant s’écouler en tout temps un mélodieux filet d’eau chaude qui recouvrait la rumeur des deux téléviseurs allumés au rez-de-chaussée. Dans l’inframonde, « La Soirée du hockey » affrontait « Marisol » dans un combat des titans sans règle commune, donc sans issue.

Un jour, les temps ont changé. Afin de remédier aux maux de dos de mon père, mes parents ont fait installer un bain tourbillon à l’étage. Sa profondeur, son vacarme et son trouble comblaient mes rêves de tempête en haute mer. La minuterie du bain s’arrêtait à vingt minutes, un usage excessif pouvant compromettre la postérité du baigneur. Au fil des ans, je me suis entraîné à améliorer ma tolérance au tumulte du bain, raffinant ma technique de conservation de l’eau chaude, augmentant de temps à autre son débit pour renouveler mon réconfort et passer le plus de temps possible dans ce caisson d’isolation sensorielle.

Un livre en main, un bain devient plus qu’une île, et invite à toutes les dérives. Est-ce que je lisais ou relisais Nine Stories au bain parce que je me reconnaissais dans le petit frère de Seymour, Zooey Glass ? On voit ce comédien de métier, dans Franny and Zooey, écouler un après-midi complet dans la baignoire de l’appartement familial, un brownstone de l’Upper West Side. Il trempe et relit, parmi les cendres flottantes de ses cigarettes, une lettre de son frère mort, glissée entre les pages d’un scénario qu’on vient de lui proposer. Sa mère, comédienne de vaudeville en peignoir, vient s’asseoir sur le rebord de la baignoire pour le prier de parler à sa petite sœur, Franny, qui, en proie à une crise spirituelle, vient de clore la première partie du livre en s’évanouissant dans son manteau d’automne préféré.

Franny & Zooey doit son titre aux sobriquets de ses personnages principaux, et bien que les noms de Franny et de Zooey servent d’intitulés aux deux moitiés du roman, ce qui devrait permettre à quiconque conserve la mémoire du récit de les départager sans trop de difficulté, je dois avouer que ce n’est qu’après trois ou quatre lectures que j’ai pu enfin affirmer avec assurance, en contemplant la couverture blanche et minimale du livre, qui des deux était le garçon, et qui la fille. Ma confusion me semble honnête : je ne connais de Zooey que de féminines, et le diminutif, après tout, ne partage qu’une seule lettre avec le nom complet, Zachary. Franny, selon la même logique, aurait tout aussi bien pu être un garçon, mais elle s’appelle Francesca. Cela dit, mon erreur tient peut-être à la nature de ma lecture, absorbé par l’atmosphère – du bain et du livre – au détriment des détails de l’intrigue.

En fiction, tous les déplacements, après tout, sont permis. J’ai pour ainsi dire trouvé confirmation de ma méprise dans une scène d’un film de Wes Anderson, The Royal Tenenbaums, que je revois avec la même passion que je relis Franny & Zooey. Le personnage de Gwyneth Paltrow, Margot Tenenbaum, trempe pour ainsi dire dans les mêmes eaux que Zooey. Elle passe ses journées au bain, à fumer en cachette, feuilletant des magazines devant un téléviseur fixé par une ficelle au radiateur de la salle de bains. Elle a trente ans, contre les vingt-quatre de Zooey, ne vit pas chez ses parents à Manhattan, mais est tristement mariée à Brooklyn, est dramaturge plutôt que comédienne, et reçoit elle aussi une visite de sa mère préoccupée par la situation familiale. Zooey, Franny des Tenenbaums, est devenue la fille que je l’avais cru être.

Franny me ramène au souvenir de ces collégiennes, impeccables en jupe de paisley et petite laine, qu’on voyait attendre le train de banlieue, ou au fond d’un autobus, le regard plongé dans un livre – peut-être un des quatre livres de Salinger – et que nous n’avions le plaisir de rencontrer qu’à la faveur d’un match de « Génies en herbe », parce que leurs familles les confiaient à l’éducation des sœurs, dans de lointaines et dispendieuses écoles de pierre, émules coloniaux des ancestraux collèges d’Angleterre, situés aux confins bourgeois de Beaconsfield, Notre-Dame-de-Grâce ou Montréal. Vivaient-elles vraiment dans un monde plus proche de celui des Glass ? Tout ce que je sais, c’est que l’appartement des Glass n’avait pas grand-chose à voir avec mon bungalow de banlieue québécoise. Pourtant, je m’y reconnaissais.

Ma mère, par contre, ne risquait pas de me surprendre au bain. Je prenais mes précautions, verrouillant la porte de la salle d’eau à double tour. Ce n’était pas pour me cacher de fumer. J’avais, avec l’aide de mon frère, convaincu mon père, que nous n’apercevions, dans son bleu de travail, qu’à travers un nuage de fumée de cigarettes Mark Ten, d’arrêter de se polluer l’intérieur pour notre bien commun. J’avais des principes, et fumer aurait fait de moi un des phonies que dénonçait Holden Caulfield. En revanche, cela m’aurait sans doute aussi donné un certain flair.

Chacun se découvre à son rythme. Je n’ai fumé ma première cigarette que beaucoup plus tard, pour assurer un rôle dans une production de cinéma étudiante, à New York, où j’étais enfin parti. Ce n’est qu’un peu avant de m’être décidé à y déménager que j’en suis venu à la lecture de Salinger, auteur favori de l’adolescence anglophone. Du côté francophone de l’âge ingrat, on lit plus souvent L’arrache-cœur que L’attrape-cœurs, et on se reconnaît dans l’anonymat de Réjean Ducharme avant celui de Salinger. Ce n’est pas la même chose, mais cela se ressemble. Après avoir découvert The Catcher in the Rye, j’ai enchaîné avec la lecture de l’œuvre complète, et compacte, de Salinger, pour la reprendre d’automne en automne, cela donnant du style à la saison.

Au moment où j’écris, c’est l’été, j’ai un peu vieilli, je ne suis plus à New York, je ne fume toujours pas, et il fait trop chaud pour prendre un bain. Et je sais qu’un livre, si on le lit avec la patience requise, est capable, à la manière de notre petite laine préférée, d’exercer un contrôle climatique sur notre environnement immédiat. Cet été, j’ai relu en quatre jours Franny and Zooey, devant les courts de tennis du parc Jeanne-Mance, en métro vers Notre-Dame-de-Grâce, et sur la pelouse de la bibliothèque de Westmount, en mangeant une pomme ou un morceau de chocolat. Le mont Royal et Central Park sont tous deux dessinés par Frederick Law Olmsted. J’ai connu les trains alphabétiques de New York, le Y de la 125e, l’intérieur de certains brownstones, NDG et Brooklyn, Westmount et l’Upper West Side.

Cette méthode de lecture ambulatoire peut produire des résultats semblables à la lecture au bain. Elle s’appuie sur le pouvoir de déplacement de la fiction, qui permet à des lieux et à des expériences distantes de se rejoindre. Je ne suis plus celui que j’étais. Je me retrouve en lisant. Vous aussi, j’en suis certain. Je vous propose donc, au terme de votre prochaine baignade, et ce, même si vous êtes de ceux qui préfèrent les douches, de vous attarder à la béance cyclopéenne par où sont emportées les eaux usées. Dans la mer intérieure qui s’étale en secret sous les maisons, nos fantasmes tourbillonnent jusqu’au cœur caché des choses, où grandit patiemment cette part de nous qui échappe à notre compréhension, et qui attend notre retour

Le Bathyscaphe n°3,
hiver 2008
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Livres de sable

Deuxième épisode
d’un feuilleton aqualittéraire
où sont évoquées certaines approximations
concernant la vie et l’œuvre
de Jorge Luis Borges

02 Livres de sable
Jorge Luis Borges, Le livre de sable, Gallimard, Folio, Paris, 1978 (1975). Traduit de l’espagnol par Françoise Rosset. Illustration de Philippe Poncet de la Grave.
Jorge Luis Borges, Le livre de sable, Gallimard, Folio, Paris, 1978 (1975). Traduit de l’espagnol par Françoise Rosset. Illustration de Philippe Poncet de la Grave.
Jorge Luis Borges par Diane Arbus, 1968.
Jorge Luis Borges par Diane Arbus, 1968.
Robert Smithson, Spiral Jetty,1970.
Robert Smithson,
Spiral Jetty,1970.

Je suis un bûcheron. Peu importe mon nom. La cabane où je suis né et dans laquelle je mourrai bientôt est en bordure de la forêt. Il paraît que cette forêt va jusqu’à la mer qui fait tout le tour de la terre et sur laquelle circulent des maisons en bois comme la mienne. Je n’en sais rien; je n’ai jamais vu cela.
Jorge Luis Borges, «  Le disque  »

Grain de la peau, grain du papier. Une main transparente traverse les pages d’un livre entrouvert, suspendu dans les airs. Là où passe la main, le papier prend la substance granuleuse du sable.

C’est ainsi que je me rappelle de la couverture d’une édition de poche du Livre de sable de Jorge Luis Borges, que je lisais et relisais, alors que j’habitais encore chez mes parents dans la banlieue montréalaise de Lachine, avec une application frisant l’obsession. Les intimes de la légende borgésienne me pardonneront si je persiste à croire, et me refuse à vérifier, que Borges, gagné par une cécité totale, dicta les contes de ce recueil à sa mère. Je me souviens aussi qu’elle eut un important rôle à jouer dans l’écriture de sa première fiction, «  L’homme au coin du mur rose  ». Alité à la suite d’une blessure à la tête qui lui coûta ce qui lui restait de vision, Borges, qui avait alors une quarantaine d’années, demanda à sa mère de lui relire les Chroniques martiennes de Ray Bradbury. L’auteur, qui s’est toujours déclaré poète, et qui avait écrit de labyrinthiques essais, attribue son entrée en fiction à ce voyage sur Mars. Quelques années plus tard, il publiait les Fictions qui le rendirent célèbre à travers le monde. Le livre de sable, son ultime recueil, en reprend et en épure leurs motifs – le double, les objets impossibles, les dédales du temps, de l’identité et de l’amour.

À proximité d’une encyclopédie, il est difficile de résister aux tentations de l’érudition. Wikipédia m’apprend que la mère de Borges meurt l’année même de la publication du Livre de sable, et qu’il commença alors à voyager autour du monde. Comment un écrivain aveugle part voir le monde ? Je l’imagine libéré du poids d’un certain amour, cherchant à s’approcher de cette réalité que la lecture et l’écriture l’avaient porté à imaginer, mais inévitablement captif de ces images en tête, qui sont l’ombre portée du monde, et qu’un aveugle ne saurait reconnaître, pour ainsi dire, que les yeux fermés. La dernière œuvre en prose de Borges sera l’Atlas, une collection de fragments de voyage, qui elle aussi catalogue les éternels motifs de l’œuvre, comme pour prouver qu’ils préexistaient à l’imagination de l’auteur, qu’ils étaient, en quelque sorte, écrits d’avance .

Ce livre est aussi l’album photo d’un aveugle. Quand j’y pense, je me souviens d’une des photographies qui y sont reproduites. Suspendu dans les airs, dans la nacelle d’une montgolfière Borges sourit, tête aspirant l’air, heureux comme un enfant, aux côtés de Maria Kodama, son épouse des derniers jours.

À quoi tiennent nos loyautés à certaines images ? J’extrais aujourd’hui ma copie jaunie du Livre de sable de ma bibliothèque et dois me résoudre à quelques ajustements. La main qui traverse le livre (et que j’imaginais passer par-devant, et non pas par-derrière lui) n’est nullement transparente, et les pages ne prennent pas la texture du sable. Ce qui se dégage plutôt d’évidence, c’est que la main qui passe, et le livre qui la laisse passer, partageant un même grain, affichent leur parenté de substance : ils sont tous deux dessinés.

Dans la conscience publique de l’art, l’illustration, hélas, apparaît souvent comme un parent pauvre des beaux-arts. L’achevé d’imprimer de mon Livre de sable date du 7 septembre 1988. Ai-je songé, avant aujourd’hui, à identifier l’auteur de cette illustration de couverture ? Toujours est-il que je ne me rappelais nullement du nom baronnesque de ce Philippe Poncet de la Grave. Il est bien agréable de pouvoir oublier qu’une œuvre a un auteur. Cela rapproche la fiction des faits, et justifie l’espoir qu’on place en elle.

Je n’étais pas moins fasciné par Fictions, mais je crois que la prose plus lapidaire, la typographie plus ronde et surtout la simplicité paradoxale de l’illustration de couverture du Livre de sable exerçaient sur moi une fascination particulière. Ce livre, dans son incarnation physique, suscitait un décollement métaphysique particulier, aussi fascinant qu’une fable de Borges. De la main ou du livre, qu’est-ce qui dématérialisait quoi ? Cette question, je crois, éclaire ma relecture obsessionnelle du recueil. Car quel pouvoir peut bien pousser un adolescent à relire neuf fois le même livre ? Est-ce l’espoir de le connaître par cœur, et d’imaginer pouvoir en redevenir l’auteur, tel Pierre Ménard réécrivant Don Quichotte ? Ou est-ce l’obstination à susciter un autre monde à partir des apparences de celui-ci, comme dans cette conjonction d’un miroir et d’une encyclopédie qui donne naissance à Tlön ?

Ces rapprochements avec les contes des Fictions n’épuisent pas la question. Pas plus d’ailleurs qu’un certain jugement critique qui voudrait exposer le Livre de sable comme un émule appauvri du premier recueil. J’ai peut-être encore une fois interprété à mal certains faits, mais il est des questions qui résisteront toujours aux assauts de nos facultés critiques. Comment certains livres se glissent en nous pour y rester ? Pourquoi certaines images, qui contiennent pourtant d’évidentes erreurs factuelles, revêtent une telle importance personnelle ? Pourquoi certaines œuvres, qui n’ont qu’un impact mineur sur ce récit collectif que nous appelons «  littérature  », relèvent pour nous des affaires mondiales.

Quelle substance s’échange dans l’acte de lecture ? Tenant un livre en main, un livre en tête, nous et les livres ne formons qu’un corps. Une telle proposition relève-t-elle de la littérature fantastique ? Il n’y a pas de littérature fantastique, ou il n’y a que cela. La fiction, bien qu’on lui accorde presque invariablement un statut d’extériorité, est faite de la même matière que nous. Ses pouvoirs magiques font partie de nos natures. Un livre aimé en main, nous devenons ces sabliers par où le temps embrouille son cours, tournant et retournant sa substance autour de ce point d’appui rêvé, où la main touche au livre, le monde se renverse, et nous disparaissons avec lui avec l’aisance du sable, d’une page qui glisse à la place d’une autre page.

Voyons-nous un instant, tous en chacun, comme des enfants vieillis, couchés dans nos consciences, à qui on continue de lire les mêmes contes ? Le récit en est transformé à chaque fois qu’on les raconte. À la fin, ils partagent tous cette morale, qu’il n’y a pas de sortie aux faits, qu’on croit pourtant sans cesse dénaturer.

L’Argentine était bien loin de Lachine, où mes parents ne savaient pas vraiment ce que je lisais, mais la même métaphysique partout peut affleurer. Un jour, je rêvais qu’assis sur la banquette arrière de l’autobus 90 qui chaque jour me menait à Montréal, je devinais, au coin de ma rue natale, Jorge Luis Borges, traçant une spirale du bout de sa canne dans la terre retournée qui remplit l’ancienne piscine. Tête tournée vers le ciel, avec ce sourire de nouveau marié en nacelle, il ne me voyait pas, mais je savais qu’il savait quelles pensées m’habitaient, tête collée sur la vitre de l’autobus qui s’éloignait, fantastiquement, dans la direction opposée à Montréal

Le Bathyscaphe n°2,
automne 2008
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La société
des Grands Fonds

Premier épisode
d’un feuilleton aqualittéraire
où est établi le siège, à l’angle d’un livre
et d’un lecteur, d’une société secrète

01 La société des Grands Fonds
William Shakespeare, The Tempest, Penguin Books, Londres, 1968 (environ 1610-1611).
William Shakespeare,
The Tempest, Penguin Books, Londres, 1968 (environ 1610-1611).
Jules Verne par Félix Nadar,1878.
Jules Verne par
Félix Nadar,1878.
Dessin de De Neuville pour 20000 lieues sous les mers,1869.
Dessin de De Neuville pour 20000 lieues sous les mers, 1869.

Full fathom five thy father lies;
    Of his bones are coral made;
Those are pearls that were his eyes:
    Nothing of him that doth fade
But doth suffer a sea-change
    Into something rich and strange.

William Shakespeare, The Tempest

La critique se trompe toujours, et trompe toujours, lorsqu’elle prétend exclure l’émotion de ses verdicts. Souvent, de nos jours, ceux qui, dans quelque tribune publique ou repli privé, voudraient se porter garants de la vérité littéraire, évoquent avec force les vertus cardinales de la rigueur et de la lucidité. Dans le meilleur des cas, ces apôtres de l’objectivité, vociférant, le front plissé et les poings serrés, sont possédés d’une rage expressive qu’on ne peut attribuer qu’à la passion. La rigueur, quand elle n’est pas qu’un mirage de l’absolu, n’est parfois que le nom d’emprunt d’une rigidité techniciste, dont la retenue nie l’ampleur de la négation qu’elle opère. Et, pour ce qui est de la lucidité, c’est un état passager, une vérité aussi tremblotante qu’une confession au polygraphe. Bien que le dictionnaire nous assure qu’elle soit l’antonyme de l’emportement, elle ne se gagne, en dernière analyse, qu’à la sueur des aveux.

La littérature, quoi qu’on en pense, n’est pas qu’une collection d’effets de langage ou de style, ou, pire encore, de définitions à revoir. Elle ne se laisse pas réduire à un ensemble de propositions à défendre, qu’elles soient linguistiques, idéologiques ou théoriques. Certes, la vérité littéraire se trouve ailleurs qu’en elle-même, mais pas seulement dans un temps perdu d’avance, ou, pis encore, dans le dictionnaire, la grammaire et la syntaxe, le programme du parti ou la dernière somme critique, aussi complexes soient les codes proposés.

Sachant aujourd’hui de science certaine le pathétisme de toutes nos tentatives de déchiffrement, j’affirme que la littérature doit tout à la conscience de notre corps étrangement replié, et à notre tête penchée, pensante et pesante. En lisant, nos consciences sont suspendues au précaire point d’appui de nos mémoires et de nos imaginations et nos regards glissent sur l’horizon des lettres, sur la ligne de partage entre le monde entier et nous-mêmes. Nous touchons, du bout des doigts, à fleur de page, aux seuls faits littéraires qui soient : l’évidence que quelqu’un d’autre que nous, ailleurs qu’ici, a écrit ce que nous sommes seuls à lire, ici, maintenant. Et, dans cette algèbre à deux inconnues, nous conjuguons le premier et le dernier des temps perdus qui comptent. Toute littérature est issue de cette somme minimale : autant dire que toute littérature est, d’abord et avant tout, mineure.

Le département de lettres ressemble à s’y méprendre à la case départ du plateau de Monopoly, mais il ne faut pas s’y tromper : le jeu a commencé bien avant qu’on nous en enseigne les règles. On nous l’a dit, « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. » Qu’oublie-t-on en formalisant, que ce soit chez les théoriciens de la littérature ou sous l’influence hypno-démagogique de certains discours de masse, notre rapport à la lecture ? La plupart d’entre nous venons à la littérature par des voies détournées, en en découvrant par hasard le sésame, et en pénétrant, sans le savoir, au-delà d’un seuil dont nous ne reviendrons plus. Dans nos vertes années, ce sont des mondes que nous espérons rejoindre sous couvert d’un livre. Nous cherchons les passages secrets qui s’ouvrent entre les mots et les images, pour nous y faufiler, et en revenir riches d’une histoire dont le trésor n’appartiendrait qu’à nous. Nous confondons d’abord nos vies rêvées avec notre avenir. Puis, nous enfonçant toujours plus avant dans les livres, nous découvrons peu à peu que leurs miroitements viennent des mots dont ils sont faits, et nous savons que l’avenir ne sera pas ce qu’il semblait. Nous inventons alors une autre façon de croire en la littérature – ceux qui parviennent au cœur du mystère rejoignent le cercle restreint des initiés, qui commencent à écrire pour retrouver le chemin, la promesse, où les a menés la lecture. Souhaitons-nous nous rappeler ensuite ce que chaque bambin déjà sait d’expérience et renouer avec cette certitude : que la découverte du langage ne représente qu’un épisode – certainement pas le moindre – de l’exploration de la vie. Car nous tombons en littérature comme nous venons à naître : par le hasard de certains accouplements. Et nous acceptons le pouvoir qu’exercent sur nous les livres comme nous acceptons le fait de vivre, sans savoir par quelle voie obscure nous nous sommes retrouvés égarés là, en plein monde.

Ce qu’on appelle la critique, quand elle dit vrai, est capable d’exposer la vraie nature de la lecture, qui se manifeste en marge du discours, à la jonction intime d’un corps et d’un livre. Quel lecteur qui se respecte n’a jamais cru atteindre, entre les pages d’un livre, le cœur caché des choses, battant la chamaille à l’angle des apparences ? Qui n’a jamais eu l’illusion d’avoir enfin retrouvé, à quelque tour de phrase, un lieu pour son âme ? De telles notions ont la vie dure, mais échappent, dans l’intuition de l’instant, aux arrêts de la raison pure. Nous les avons apprises dans la petite enfance, et le temps de les exorciser est depuis longtemps passé.

Absorbés par un roman ou un recueil, nous désirons devenir romanesques ou poétiques. Un livre et son lecteur scellent le pacte d’une société secrète et périssable, qui variera au fil des pages et au cours d’une vie. En lisant, nous donnons naissance à une créature orpheline, équipée pour se mouvoir en marge des mondes ou bien pour rejoindre le cirque.

La critique dont je rêve – et qui, je sais, existe depuis toujours – reconnaît simplement d’où elle vient, et ce qu’elle a oublié, à force de parler. Il était une fois, cela s’appelait de l’essai, et un je y pensait comme il était. Mais pourquoi se complaire dans l’usage de l’imparfait, alors que nous savons très bien qu’un auteur, tant qu’on le lit, ne peut jamais sembler tout à fait passé ? Le fait qu’une distance insondable nous sépare ne devrait pas décourager : la lecture fournit un appareil pour marcher à l’aise dans d’autres mondes, peuplés de monstres, de morts et de tous les autres possibles.

Voilà une voie pour comprendre, en première instance, l’intitulé de ce Bathyscaphe. L’union d’un livre et de son lecteur donne naissance à une étrange créature. Elle invite à se risquer aux profondeurs qui béent à un pas de nos quotidiens, et à recycler le grand air du monde pour se mêler aux chatoiements océaniques de tout ce qui n’est pas nous. Car on peut en toute sécurité se plonger en littérature comme pour s’y noyer, en se disant que le simple fait qu’une histoire soit racontée constitue en soi une fin heureuse.

Fallait-il, au nom de la rigueur, ou de la lucidité, résister à la métaphore et éviter ses dérives ? Je n’en suis pas certain, je ne sais plus, et ce n’est pas grave. Par ici, seuls les poissons font école. Je préfère déclarer fondée, en songeant à Nemo dans son salon sous-marin, une Société des grands fonds, et prêter serment de me laisser porter, au fil de son feuilleton, et en imitateur sautillant de l’hippocampe, à travers ma mémoire de lecteur, pour repêcher les perles submergées dans la mer intérieure où je plonge lire, et où ma mémoire et mon imagination s’enracinent, ondulant comme plancton au gré des courants. Souhaitez-moi la lucidité du poulpe et la rigueur du corail

Le Bathyscaphe n°1,
printemps 2008
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